Nos sociétés de croissance reposent sur le rêve américain, soit la croyance qu’en travaillant fort, quiconque peut les personnes peuvent réussir et prospérer économiquement. Ce mythe érige la possession d'une automobile et d'une maison unifamiliale en banlieue en symbole du succès. Les individus ne peuvent ainsi s'émanciper qu'en sacrifiant des milliers d'heures de travail salarié étalées sur plusieurs décennies.

En effet, habiter en banlieue est loin d’être un facteur d’émancipation économique. En effet, la taille beaucoup plus grande des résidences dans les villes-dortoirs amène de frais de chauffage et de réparation plus élevés, en plus des importants frais de financements. De plus, les vastes terrains font en sorte qu'il est souvent impossible de fournir un transport en commun adéquat, faisant en sorte que toute sortie nécessite une voiture, augmentant fortement les coûts de transport, surtout lorsque des enfants s'ajoutent à la famille. Ce qu'on pense être un investissement devient pour plusieurs une source de dépense constante.​​​​ Iels sont alors condamné·e·s à travailler toujours plus afin de payer leurs factures et leurs dettes, l'argent allant dans les poches des banquiers et des industriels. L’étalement urbain contribue à l’enrichissement des promoteurs immobiliers, à la croissance de plusieurs industries, dont celles du pétrole et de l'automobile, ainsi qu'à la destruction de la biodiversité. Ces phénomènes assurent la reproduction du capitalisme. En quoi tout cela constitue-t-il un rêve?

L’étalement urbain: une occasion en or pour les promoteurs immobiliers

En 2019, en pleine crise du logement, le soi-disant Canada arrivait en 5e position dans la liste des pays où le prix moyen du logement a augmenté plus rapidement que le revenu des personnes travailleuses1. Celles-ci sont donc souvent contraintes à se trouver un deuxième emploi afin de joindre les deux bouts. De leur côté, les promoteurs immobiliers voient dans le besoin vital de se loger un potentiel de profit. Depuis le début du XXe siècle, grâce aux politiques fédérales d’aide au développement résidentiel, particulièrement avec la création de la Société canadienne d'Hypothèque et de Logement en 1946, les promoteurs immobiliers mettent en marché les terrains et les habitations. En faisant des logements une source de revenus échangeable sur le marché, cette approche a fortement contribué à augmenter les loyers et, conséquemment, à précariser la population2. Peu à peu, les biens immobiliers deviennent des sources de revenus échangeables sur le marché financier capitaliste. Une telle perception du logement a fortement contribué à augmenter les loyers et, conséquemment, à précariser la population. Cette augmentation du loyer est encore plus importante dans les villes-centres, où les propriétaires d'immeubles locatifs et les compagnies immobilières gonflent les prix de logements situés à proximité de biens et de services, comme le transport en commun3.

De ce fait, « les ménages à faible revenu tendent [...] à résider dans les banlieues où le coût du logement est moindre. Or, plus on est vulnérable sur le plan financier, plus on habite dans des zones éloignées et mal desservies par les transports en commun4 ». Ainsi, plusieurs personnes sont contraintes de s’installer en banlieue puisque le coût de propriété plus abordable qu'en ville. En effet, selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), « les personnes entre 25 ans et 44 ans ayant quitté Montréal, en 2016, pour vivre à Laval ou sur la Rive-Sud ont pu diminuer les paiements hypothécaires d’environ 485$ par mois5 ». En outre, les promoteurs immobiliers sont en grande partie responsables du déplacement d’une partie de la population vers les banlieues. En effet, selon le géographe François Hulbert, « [l]es personnes-ressources consultées lors de nos enquêtes dans les municipalités [...] expliquent généralement le phénomène de l'éparpillement des zones résidentielles dans leur municipalité par des pressions de propriétaires ou de promoteurs auprès du conseil municipal ou de certains de ses élus, afin d'obtenir permis, autorisations, dérogations et modifications au plan de zonage6 ». Un cas soulignant la place centrale des promoteurs dans l’étalement, c’est celui de Sorel-Tracy. En 2023, dans cette ville, des lotisseurs se sont alliés afin d’accélérer le développement immobilier sur des milieux naturels pour mettre en œuvre leurs projets résidentiels7.

Bref, alors que les lotisseurs capitalistes s’enrichissent grâce à la crise du logement et sont au cœur de cet étalement, les personnes à faible revenu sont contraintes de vivre loin de leur milieu de travail afin d’habiter dans un logement plus abordable.

Quand l’étalement urbain nourrit les industries automobiles

En plus de gonfler les poches des promoteurs immobiliers, l’étalement urbain accroît la dépendance à la voiture, ce qui enrichit les industries automobiles et pétrolières. De fait, plusieurs études montrent que la voiture est un outil indispensable pour les personnes vivant en banlieue, puisque tout est plus loin de leur résidence: l’épicerie, le travail, l’école, etc. Cette dépendance est aggravée par le faible développement des transports en commun. Il est difficile de se déplacer uniquement en autobus dans ces zones, puisqu'elles sont mal desservies: multiples transferts, trajets se rendant uniquement au centre-ville aux heures de pointe, horaire de passage aux heures, absence d'autobus de nuit, etc. De plus, ces services déficients y coûtent paradoxalement plus cher qu'en ville, comme en témoigne le nouveau système de tarification de la STM avec les zones ABCD8.

Conséquemment, l’étalement urbain engendre plusieurs coûts assumés collectivement. Après le logement, le transport est la deuxième plus grosse dépense des individus9. Le gouvernement de la CAQ, poursuivant la tradition gouvernementale d'investir au profit des intérêts des riches et au détriment de ceux des personnes précarisées, dépense deux fois plus pour le réseau routier et pour l’électrification de l’automobile que pour les transports en commun10. Une telle planification urbaine est un gaspillage de fonds publics: les coûts reliés aux infrastructures d’eau, à la production et la distribution d'électricité et au transport s’accroissent11.

D'autre part, le développement des banlieues nourrit le marché « canadien » de l’automobile. En 2020, le soi-disant Canada figurait déjà parmi les 12 plus grands producteurs mondiaux de véhicules et était le septième plus grand exportateur. Celui-ci aspire maintenant à devenir un chef de file mondial en matière de véhicules électriques, notamment dans le domaine de la fabrication de ses composantes, comme les batteries au lithium12. Ces ambitions déteignent directement sur celles du soi-disant Québec qui, sous le couvert de son Plan pour une économie verte, crée un terrain fertile à l’industrie automobile: accompagnement personnalisé pour les investisseurs, production d’hydroélectricité soumise au marché, changement de la réglementation du BAPE facilitant l’implantation de l’usine Northvolt Six, etc.13

Toutes les dépenses investies dans la filière automobile nourrissent le porte-feuille des entreprises et de l'État​​​​​​​.

Le cercle vicieux du capitalisme

Les personnes sont prisonnières d’une planification urbaine dispersée s’inscrivant dans une dynamique d’étalement urbain. Les promoteurs immobiliers font louer et vendre des logements aux personnes ayant un salaire insuffisant pour vivre en ville. Puisque le gouvernement investit dans la construction de routes et de ponts plutôt que dans les transports collectifs, si les habitant·e·s souhaitent sortir de leur maison ou de leur appartement pour ne pas en être captif·ve·s, pour répondre à leurs besoins vitaux comme se nourrir et pour voir des personnes afin de briser l'isolement, iels n’ont d’autre choix que de s’endetter en achetant une automobile. Pour réduire le poids de leurs charges financières, iels travaillent davantage, ce qui alourdit la charge mentale et apporte beaucoup de stress. En somme, dans cet engrenage, les lotisseurs, les entreprises automobiles et l’État s’enrichissent dans l’étalement urbain, et ce au détriment des personnes contraintes à vivre loin de leur travail, à acheter un véhicule et à passer plus de temps pour gagner leur pain. En outre, le fait d'acquérir un terrain privé, isolé des points de service, oblige les personnes à acheter plusieurs biens individuels, comme une tondeuse, des outils divers, etc. Cela alimente ainsi le cercle vicieux de l'endettement et​​​​​​​, par le fait même, la reproduction du capitalisme. À cela s’ajoute le fait que l’étalement urbain détruit les milieux naturels et les terrains agricoles, aggravant donc la crise environnementale14.

Bref, l’étalement urbain est le fruit d’un rêve dystopique capitaliste.

Notes

  1. Gaudreau, Louis, Gabriel Fauveaud et Marc-André Houle. (2020). L'immobilier, moteur de la ville néolibérale. Collectif de
    Recherche et d’Action sur l’Habitat.
  2. idem. 
  3. Bussière, Yves et Yves Dallaire. (1994). Étalement urbain et motorisation : où se situe Montréal par rapport à d’autres agglomération? Cahiers de géographie du Québec, 38(105): 327–343.
  4. Zélem, Marie-Christine. (2009). Vitesse, mobilités et étalement urbain : le cercle vicieux? Les cahiers de Global Chance, 26: 18-21.
  5. La Presse Canadienne. (2019, 5 juin). Vivre en banlieue de Montréal permettrait d'économiser, selon une étude. Radio-Canada.
  6. Ritchot, Gilles, Guy Mercier et Sophie Mascolo. (1994). L’étalement urbain comme phénomène géographique : l’exemple de Québec. Cahiers de géographie du Québec, 38(105): 261–300.
  7. Goudreault, Zacharie. (2022, 20 août). Des promoteurs immobiliers s'unissent "pour faire pression" sur Sorel-Tracy. Le Devoir.
  8. Bussiere Yves et Alain Bonnafous. (1993). Transport et étalement urbain : les enjeux. Programme Rhônes-Alpes, Recherches en Sciences Humaines.
  9. Zélem, Marie-Christine, op. cit.
  10. Rioux, Bernard. (2022). Le gouvernement Legault et le verdissement du capitalisme. Nouveaux cahiers du socialisme, 27: 9-14.
  11. Young, Mischa. [s.d.] Les coûts de transport et leurs effets sur l’étalement urbain : Une étude de 10 régions métropolitaines canadiennes. 12e Colloque de la Relève VRM.
  12. L'industrie canadienne de l'automobile. (2021). Gouvernement du Canada.
  13. Présentation de l'industrie des véhicules électriques. (2022). Ministère de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie du Québec.
  14. Young, Mischa, op. cit.